- ESTHÉTIQUE - Histoire
- ESTHÉTIQUE - HistoireL’esthétique traditionnelle – l’esthétique d’avant l’esthétique, si l’on s’avise du caractère récent de la discipline esthétique qui date de 1750 (année de parution du tome I de l’Aesthetica de Baumgarten) – a mêlé théorie du Beau et doctrine (normative) de l’art. Platon, Plotin reliaient l’œuvre belle à un savoir immuable: nos impressions de beauté devaient se fonder dans l’intelligible, dont l’art ne pouvait qu’imiter l’harmonie. Et, pour qu’une œuvre fût belle, il importait qu’elle se conformât à une telle harmonie, seule capable de fournir, au goût du créateur comme à celui du spectateur, une table fixe de références. L’explication des œuvres, supposant l’identification des qualités principales propres à chacune d’entre elles, prétendait rendre raison des moyens de l’artiste, et l’esthéticien en venait à légiférer tant sur la production que sur l’appréciation de l’objet d’art.L’esthétique devint une discipline autonome lorsque passa au second plan le souci de qualifier l’objet, et d’indiquer les règles de sa constitution. À l’idée rectrice du Beau absolu se substituait alors le thème d’un jugement de goût relatif au sujet. Car, si ce qui permet la beauté réside dans l’objet, sans cependant se laisser déterminer comme telle ou telle caractéristique de cet objet, à ce moment l’attitude que l’on adopte à son égard importe plus que tout le reste: l’être de l’objet renvoie au sujet, l’esthétique thématise le vécu. De l’âge dogmatique, l’esthétique passait à l’étape critique: et elle n’a eu de cesse, à l’époque moderne, qu’elle n’ait accompli jusqu’au bout la critique et parachevé la besogne de Kant.Mais, si l’intelligible en vient à être visé comme dépendant du senti ou du perçu, l’esthétique ne peut se targuer de découvrir les règles de l’art que dans la mesure où elle réduit la normativité à n’être plus que la justification idéologique de tel ou tel goût. Ainsi l’esthétique, de science du Beau idéal, en vient d’elle-même à capituler devant la pure et simple sensation, et à la limite elle se contenterait, à notre époque, de compiler «le catalogue des sensations produites par des objets» (Jean Grenier, L’Art et ses problèmes ).Mais l’idée même d’un tel catalogue «entraîne à poser des problèmes brûlants: quelle différence y a-t-il entre des objets (si vraiment il n’y a plus de jugement de valeur) et des œuvres? Peut-on parler d’objets esthétiques à la place d’œuvres d’art? En quoi consistent ces sortes d’objets? Faut-il y inclure les reproductions, les esquisses, les photographies et même les faux? Les nouvelles techniques, les nouveaux instruments doivent-ils être regardés comme étant du ressort de l’esthétique? Et que penser des matières brutes? Peuvent-elles donner naissance à un art brut?» (J. Grenier, op. cit. ).Finalement, après la crise la plus grave de son histoire, ne peut-on pas conclure à un renouveau possible de l’esthétique? Alors même que l’objet semble avoir pris la place du sujet, ne l’a-t-il pas fait grâce à une importance inattendue du sujet qui pose des décrets en faisant semblant de constater? Dans ce cas, on pourrait reprendre la parole de Mistral à propos de la langue provençale: «On dit qu’elle est morte et moi je dis qu’elle est vivante» (J. Grenier, op. cit. ).Reste à savoir si le «renouveau» de l’esthétique que constate Jean Grenier est bien lié à la réaffirmation de ce que les philosophes appellent subjectivité. Ne faut-il pas aller plus loin, et se demander si l’art d’aujourd’hui, dans son inspiration la plus profonde, est encore justiciable d’une problématique axée sur la dualité des catégories du sujet et de l’objet? Il se pourrait que les artistes forcent les philosophes à renouveler leurs concepts... L’esthétique, du coup, redevient la discipline de pointe qu’elle était pour Baumgarten, mais dans un sens tout à fait différent. Que l’objet puisse passer pour beau, cela cesse en effet de renvoyer au (bon) vouloir d’un sujet: il faut un lien beaucoup plus secret, celui de l’homme avec la Terre.1. La GrèceDu visible à l’invisibleCe n’est pas uniquement de façon métaphysique, comme le veut Platon, qu’il convient d’interpréter la formule homérique selon laquelle «l’Océan est le père des choses». Cette première grande affirmation du Devenir a aussi valeur esthétique. Elle renvoie en effet à l’élément liquide, archétype de ce miroitement éblouissant qu’est, pour Homère, le Beau. Car le poète ne nous propose pas vraiment une réflexion de l’artiste sur sa création: tout au plus nous apprend-il que, la mémoire lui faisant défaut, force lui est de solliciter l’inspiration divine; en sorte que l’essentiel de son originalité réside dans la technique qu’il a su se donner. Mais il est sensible, en contrepartie, à la splendeur de ce qui apparaît. Beauté de la mer, de l’eau; mais aussi du corps, du geste; de la générosité, de la bonté. La vérité sur les hommes et les dieux n’est-elle pas, d’abord, l’éclat du visible?Hésiode, à son tour, exalte l’ondulation indéfiniment recommencée, le fluide et le féminin; la beauté est, à ses yeux, totalité et immédiateté. Mais il faut découper les diverses qualités du réel: à la beauté visible (et indivisible) s’oppose l’utile (dans lequel sont à distinguer la fin et les moyens).À l’opposé de ce qu’enseignent Homère et Hésiode, le Beau peut être dit invisible – c’est-à-dire qu’il existe, en supplément, une beauté morale (Sappho), que le poète est un prophète (Pindare), qu’il faut exalter (au dire des tragiques) le scintillement sombre de la mort: cela dénote que le Beau peut s’enfuir du monde. On le saisit là où il se cache: beauté voilée, métaphysique – touchant au Bien et au Bon, à l’obscur ou à la clarté de l’origine – et non pas seulement à l’utile.Tel est bien le sens de l’affirmation pythagoricienne, selon laquelle une harmonie cachée régit tout ce qui est. Écoutons Homère: n’est-ce pas la musique des sphères qu’il évoque par le chant des sirènes? Le Beau ne serait-il pas ce qui accorde, en profondeur, les divergences? Telle est l’harmonie d’Héraclite. Mais, alors, l’art devrait s’efforcer d’imiter les rapports – secrets – de l’Un et du multiple, la texture et la substructure du réel; il aurait vertu médicale (et donc morale) de catharsis.À ce dualisme pythagoricien (et héraclitéen) du voiler et du dévoiler répond la doctrine éléate. L’Être est lisse, sans partage; il n’y a pas lieu de le scinder. Mais, si l’Être est un, comment – chez Parménide le premier – le poète pourra-t-il énoncer plus, et autre chose, que ce qui, précisément, est? Comment admettre, après le chant de la Vérité, celui de l’Opinion? De quel droit Homère et Hésiode ont-ils attribué aux dieux le vol ou l’adultère? De telles questions trouveraient réponse si l’on s’avisait que la contradiction n’est qu’apparente: d’où le thème de l’allégorisme de toute poésie. La façon qu’a le poète de dire l’Être, c’est l’allusion.L’allusion ou l’illusion? Pourquoi le poète s’arrogerait-il le pouvoir de dévoiler la carcasse – mathématique, ontologique – de ce qui est? Pythagoriciens et éléates ont en commun d’être insupportablement édifiants; les sophistes vont récuser à la fois l’allégorisme et la catharsis. Il n’existe pas plus, à les entendre, de Beauté en soi ou d’Être que de valeur thérapeutique de la musique ou de l’art en général. Ce qui importe, c’est l’art de persuader, c’est-à-dire de tromper; le seul critère esthétique est l’événement, l’occasion. Pour le relativisme opportuniste d’un Protagoras, seule compte l’interprétation littérale, métrique de la poésie. Dès lors, il ne saurait être question de présenter l’art comme l’apprentissage d’un savoir, d’une sagesse; et encore moins de le prendre comme médication. Ce qu’il est, au fond, c’est un «doux mal» (Gorgias, Éloge d’Hélène ); en l’occurrence, une maladie, une faiblesse, préférable – après tout – à la platitude de la normalité, mais qui ne tranche pas qualitativement sur cette dernière. Ne conservons pas ces distinctions captieuses: l’être et l’apparaître, l’harmonie voilée et son dévoilement; renvoyons Héraclite et Parménide dos à dos: «L’être reste obscur s’il ne coïncide pas avec l’apparence; l’apparence est inconsistante si elle ne coïncide pas avec l’être» (Gorgias).PlatonToutes les polémiques qui précèdent Platon, et jusqu’à un certain point l’esthétique de Platon lui-même, s’éclairent si l’on garde à l’esprit l’acuité de cette lutte entre moralistes et immoralistes. Tel le combat que mène Socrate, partisan de la morale et de l’utilité dans l’art – raillé copieusement par Aristophane, lui-même héritier du rationalisme des sophistes – contre tout hédonisme mal compris. Ne faut-il pas, demande Socrate, rapprocher l’art de la philosophie – celle-ci étant la plus haute musique (Platon, Phédon )? Or Platon commence par s’identifier à Socrate; et c’est au nom de l’opposition de l’être et du paraître que l’Hippias majeur condamne les principales thèses sophistiques: l’occasion ne livre jamais que le faux-semblant; il faut se détourner de l’idée d’un art essentiellement pathologique comme de l’idée que cette pathologie est superficielle. Au contraire, pour Platon, l’art est magique, d’une magie qui délivre de toute superficialité; il est folie, délire (Phèdre , 245 a), mais en cela il nous ravit dans un ailleurs, dans un au-delà, dans le domaine des essences. Loin de résider exclusivement dans l’objet, dans le visible, le Beau est, en soi, condition de la splendeur du visible et, à ce titre, idéal dont l’artiste doit se rapprocher; d’où le thème de la mimèsis . De la beauté des corps à celle des âmes, de celle des âmes à celle de l’Idée, il y a une progression, qu’énoncent les textes de l’Hippias majeur et du Phèdre et que ramasse la dialectique du Banquet et de La République ; mais il faut noter que l’Idée du Beau est seule à resplendir dans le sensible ; seule capable de séduire directement, elle est distincte des autres Idées. D’où la complexité de l’esthétique platonicienne. Car, d’un côté, l’art ne peut être que second par rapport au Vrai ou au Bien et le Beau est en désaccord avec le Vrai et le Bien, puisqu’il apparaît dans le sensible; pourtant, ce désaccord est heureux, et le Beau rejoint le Vrai parce qu’il révèle ou désigne l’Être au sein du sensible; et l’art, s’il peut et doit être condamné, en ce que l’imitation des Idées telle qu’il l’accomplit est toujours de second ordre, mérite cependant d’être pris en considération en ce qu’il est médiation: par lui s’articule la différence entre sensible et non-sensible.Ce dernier point explique la souplesse des jugements que Platon a successivement portés sur l’art; souvent sévère, il s’adoucit jusqu’à suggérer, dans Les Lois , que l’art n’est qu’un divertissement inoffensif. De même, il faut souligner l’incertitude dans laquelle se trouve Platon sur le bien-fondé de la théorie des Idées: dans la première partie du Parménide , il s’interroge sur l’opportunité de parler d’Idées à propos des choses laides; c’est seulement à propos des choses belles que le mot avait jusqu’ici été prononcé. Il est clair que c’est alors toute la question des rapports du sensible et de l’intelligible, du Devenir et de l’Être, c’est-à-dire de la participation, qui se trouve posée à nouveau.AristoteIl y a donc chez Platon, par rapport à l’esthétique de la transcendance, plus que l’amorce d’un retour au concret. Ce mouvement, Aristote le parachève dans toute son entreprise, et d’abord en transposant à l’ensemble du réel une analyse propre à l’esthétique: celle des quatre causes. Une statue est faite de marbre (cause matérielle), elle suppose un travail de la part du sculpteur (cause efficiente), ce dernier lui donne une certaine forme (cause formelle) en vue d’une certaine fin (cause finale). De cette description, on peut tirer une esthétique normative: car l’œuvre montre l’union de la forme et de la fin, elle est et doit rester proportionnée à l’homme, et cela suppose une lutte contre la démesure et l’indéfini, l’aspect informe et fuyant de la matière. Toutefois, il n’y a pas moins de normativité chez Aristote que chez Platon: si ce dernier en appelait à une définition «idéale» du Beau ou au dogmatisme des Idées-nombres, l’aristotélisme sera bien, lui aussi, un académisme, en ce qu’il prescrira la soustraction de la forme au Devenir; si attentif qu’il soit à l’égard du contact de l’artiste avec la réalité physique, avec les individus et les choses, il n’en récuse pas moins le mouvant, en l’enserrant dans le schème de la puissance et de l’acte.D’où une nouvelle approche de la mimèsis : l’œuvre reproduit la Nature telle qu’elle se manifeste, mais selon une exigence d’ordre et d’universalité logique, à déduire de cette manifestation même, et qui rend, par exemple, la poésie supérieure à l’histoire parce que plus universelle. Aussi La Poétique montret-elle dans la catharsis plus qu’une simple thérapeutique: une véritable conciliation rationnelle des passions. Par là, Aristote réinterprète le pythagorisme à la lumière des sophistes: preuve et démonstration doivent s’accorder à la psychagogie, à la fascination passionnelle; l’hédonisme se trouve alors surmonté, ainsi que tout ce que Platon conservait du sens pythagoricien de la magie. La tragédie témoigne en effet de ce que le plaisir ne découle pas invariablement de la catharsis; la comédie montre la possibilité d’une reconduction des instincts à l’équilibre, à la symétrie.PlotinPar son exigence de rappel à l’ordre, par sa vocation classificatrice, taxinomique, La Poétique recevra, d’une époque à l’autre et jusqu’à la fin de l’âge classique, d’innombrables systématisations. Citons la première en date – qui n’a pas été conservée, mais dont l’essentiel demeure: celle de Théophraste, selon laquelle à la philosophie, discipline formelle, et à la rhétorique, liée à la matière, s’oppose la poésie, où s’affrontent poièma et poièsis , forme et contenu.L’esthétique néo-platonicienne lutte violemment contre l’aristotélisme, tout en s’en inspirant dans une certaine mesure, et elle réévalue Platon lui-même. Plotin tire en effet les extrêmes conséquences de l’idée que le monde sensible est un non-être, auquel il faut échapper. Loin de se laisser cerner à l’aide de schèmes comme la symétrie ou la régularité, le Beau est tout ce qui est informé par une Idée; le Laid, tout ce qui ne l’est pas. Pourtant, ce n’est que dans les actes que certaines choses sont moins réussies que d’autres; en puissance, elles sont toujours contenues dans des formes; en sorte que le Beau, d’une part, s’applique à tout ce qui est , et, d’autre part, ne peut se penser que comme ce qui s’offre en surcroît de la rationalité. Il y a donc un dynamisme, une dialectique de fuite vers la transparence et la lumière; car le Beau ne se laisse même pas saisir là où il apparaît vraiment; il vient d’ailleurs, il est le miroitement de l’Un. Si «la beauté consiste davantage dans l’éclat de la proportion que dans la proportion elle-même» (Plotin, Ennéades , VI, VII, 22), c’est que «le Beau est l’intelligible approfondi et saisi dans sa relation au Bien. Il est le passage de l’un à l’autre, le moyen terme grâce auquel le Bien se reconnaît dans l’idée, et l’amour dans la pensée; [...] il culmine quand le multiple est transcendé sans que l’unité préaperçue soit encore consommée» (Jean Trouillard).Plotin redouble littéralement Platon. Il assigne à la beauté un rôle pré-noétique sur lequel épilogueront Eckhart, Shaftesbury, Schopenhauer, Bergson. Qui plus est l’«in-forme» plotinien a probablement inspiré l’esthétique de Byzance, si l’on admet la définition qu’en propose Grabar: «Sera idéale la vision qui sera «transparente», c’est-à-dire où les objets ne seront ni autonomes ni impénétrables, où l’espace sera absorbé, où la lumière traversera sans encombre les objets solides et où le spectateur lui-même pourra ne plus discerner les limites qui le séparent de l’objet contemplé.»2. Le Moyen ÂgeLe christianisme apporte en premier lieu à l’esthétique l’idée de création conçue d’après le modèle théologique. Certes, Dieu n’a pas besoin de matière pour créer; son opération, qui s’accomplit hors du temps, ne peut se comparer à aucune autre. Mais sur l’artiste rejaillit quelque chose de la dignité de l’Acte suprême; d’où ce que l’on a pu appeler un optimisme esthétique, propre à tout le Moyen Âge (Edgar de Bruyne), et sur lequel l’accent est mis avec d’autant plus de ferveur qu’il s’agit de compenser par l’art (et par un art essentiellement sacré) tout ce que le message chrétien contient, d’autre part, d’inquiétant: le sens du mal, de la laideur et du péché. L’art est subordonné à la foi; il véhicule l’espérance, mais aussi la tension propre à la spiritualité, et cela entraîne une tonalité esthétique nouvelle.En second lieu, la doctrine chrétienne, même si elle reprend la thèse néo-platonicienne selon laquelle l’art permet de transcender non seulement le sensible, mais aussi l’intelligible, exige qu’il soit tenu compte des nécessités de l’apologétique. Au symbolisme hérité de Plotin, elle juxtapose un allégorisme lui aussi inspiré de l’Antiquité, mais interprété, sous l’influence de la patristique, de façon très différente. Les innombrables mythographes grecs, principalement à l’époque alexandrine, rattachaient l’allégorie à la rhétorique; elle était à leurs yeux une figure, un trope. Le christianisme y voit une correspondance réelle, et non plus verbale, entre des domaines d’être différents. L’allégorisme médiéval ne se confond pas avec le symbolisme, il le complète.Enfin, le christianisme approfondit, dans un sens métaphysique inédit, l’esthétique de la proportion et l’esthétique de la lumière, et se propose de les relier d’une façon systématique. «La beauté visible, dit au début du XIIIe siècle Guillaume d’Auvergne, se définit ou bien par la figure et la position des parties à l’intérieur d’un tout, ou bien par la couleur, ou bien par ces deux caractères réunis, soit qu’on les juxtapose sans plus, soit que l’on considère le rapport d’harmonie qui les réfère l’un à l’autre.» Ainsi se trouvent confrontées l’esthétique musicale et l’esthétique de la couleur, mais également leurs transpositions métaphysiques, la théorie des proportions ou de la composition du multiple dans l’unité et la théorie de la lumière spirituelle comme éclat de la forme. La synthèse est présentée au XIIIe siècle par Albert le Grand: la proportion est la matière, la lumière, la détermination formelle de la substance. Ainsi, l’aristotélisme et le plotinisme se rejoignent en une cohérence inattendue; leur union est le plus haut moment de la pensée esthétique du Moyen Âge.3. La RenaissanceÀ l’idée – propre à l’époque romane – d’un déchiffrement de la Nature, tenu pour seul susceptible de restituer aux apparences leur armature secrète, l’esprit de l’art gothique avait opposé le primat de l’observation des réalités physiques; mais le débat essentiel, celui du fonctionnel et de l’ornemental, témoignait, vers la fin du Moyen Âge, du caractère second, ancillaire, de l’art comme tel, au regard de la vie contemplative.C’est à la laïcisation de l’art que procède, à Florence d’abord, le Quattrocento; avec la peinture de chevalet, le naturalisme déplace le champ d’exercice de l’artiste de l’invisible au visible, du contemplé à l’agi. Si la Nature vaut par sa présence et non plus en tant que symbole d’une transcendance, alors l’intérêt porté aux surfaces visibles ne risque plus de faire oublier Dieu; d’où le sensualisme et la gratuité des recherches plastiques. Contre l’aristotélisme padouan, une flambée néo-platonicienne s’allume, principalement autour de Marsile Ficin; c’est l’ère des ludi matematici et de l’application des sentences pythagoriciennes. C’est aussi et surtout l’époque des théories de la perspective: on assiste à une mathématisation de l’art, qui triomphe avec Léonard de Vinci (1452-1519).L’esthétique d’Alberti (1404-1472) est particulièrement représentative du syncrétisme de la Renaissance italienne: on y décèle en effet les trois composantes essentielles (médiévale, néo-platonicienne et scientiste) du nouvel esprit. De l’aristotélisme et du thomisme, Alberti conserve la réduction du problème du Beau à une connaissance, à un savoir rationnel, et l’idée de l’imitation comme participation du créateur à l’Acte suprême, à la Nature naturante. Du néo-platonisme, il retient le thème de la cosmologie des nombres. À la science moderne, enfin, il emprunte le principe d’une application rigoureuse des découvertes de l’optique: la première partie du De pictura (1435) développe la notion de perspective; la peinture, pour Alberti, «ne sera pas autre chose que l’intersection de la pyramide visuelle suivant une distance donnée, le centre de la vision étant placé et les lumières disposées sur une certaine surface représentée avec art par le moyen des lignes et des couleurs». De même, dans la seconde partie du traité, une triple dimension de la beauté picturale se dégage: ce qui importe, c’est la circonscriptio ou art du dessin, du trait, du contour, donc de la forme plastique comme telle; la composition, ou pondération de l’agencement des masses; la réception des couleurs, ou établissement des reliefs et du clair-obscur par l’utilisation du blanc et du noir.Mais, dans le De re aedificatoria (1452), Alberti livre le fond de son esthétique, avec la définition négative de la beauté comme concinnitas (harmonie): «La beauté est une certaine convenance raisonnable gardée en toutes les parties pour l’effet à quoi on veut les appliquer, si bien que l’on n’y saurait rien ajouter, diminuer ou changer, sans faire étonnamment tort à l’ouvrage.» Et aux trois catégories déjà énoncées dans le De pictura répondent, pour l’architecture, les trois exigences de numerus (recherche des proportions parfaites), finitio (arabesque ou arrangement «organique» des masses), collocatio (ordonnance rigoureuse des éléments les uns par rapport aux autres). La forme, qui dépend du numerus et de la collocatio , doit être rendue vivante par la finitio : ce rationalisme est déjà un classicisme.C’est également un humanisme: dans le De statua (1434), Alberti insiste sur la nécessité d’«exécuter les travaux de façon qu’ils paraissent aux spectateurs ressembler le plus possible aux corps véritables créés par la nature»; et, de ces corps, celui qu’il faut restituer le plus fidèlement, parce qu’il est le plus noble, c’est le corps humain: «J’en ai extrait, écrit Alberti, les proportions et les mesures; je les ai comparées et, faisant deux parts des extrêmes en plus et en moins, j’ai tiré une moyenne proportionnelle qui m’a paru la plus louable.» L’art se vouera désormais à l’homme, et non plus à Dieu.4. De Descartes à KantLa fin de la Renaissance est marquée par le mysticisme (sainte Thérèse d’Avila, saint Jean de la Croix) ou l’étrange (Paracelse, Böhme); par des poétiques de la violence (comme celle de l’éclatement de l’ordonnance chez Dürer), par l’austérité initiale de la Contre-Réforme, puis par le maniérisme et enfin par le baroque. Le classicisme ne s’impose qu’au XVIIe siècle, d’abord dominé par les arts poétiques inspirés d’Aristote, puis conscient de lui-même avec Descartes.Non que ce dernier ait constitué une esthétique: la structure de son système lui interdisait peut-être de faire se rejoindre vraiment en l’homme la perception et le jugement, et par là de rendre pleinement compte de l’attitude humaine en face de l’art. Mais sa philosophie, qui entreprend de généraliser le recours à la raison pour fonder l’ensemble des sciences, ne manque pas d’englober l’art comme tel dans cette généralisation. Pour partielle et provisoire qu’elle soit, l’esthétique cartésienne, qui commence par un relativisme, s’achève dans un rationalisme: car les différentes définitions de l’art et du Beau doivent pouvoir se soumettre, au même titre que la Nature, à une règle de raison qui permette d’en opérer la déduction. Ainsi se trouve étayé l’effort de Boileau pour joindre le Beau et le Vrai dans le retour à une origine commune – raisonnable – des arts et des sciences, en même temps qu’annoncée la tentative de Batteux: Les Beaux-Arts réduits à un même principe , celui de l’«unité dans la multiplicité»; mais ce principe comprend aussi bien l’exigence purement théorique, géométrique, d’une reprise des figures particulières sous un schème général et générateur, que celle, sociologique avant la lettre, de la réduction des diverses bienséances d’une même époque à un unique réseau de conventions simples. Lessing (Laocoon , 1756) démêle cet entrelacs: il s’agit, avant tout, de ne point confondre la part de la raison et celle de l’insertion historique; mais Dubos (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture , 1719) développe la théorie des conditions – géographiques, climatiques – d’apparition de l’œuvre d’art, montrant ainsi la voie non seulement à Montesquieu, mais à l’esthétique scientifique du XIXe siècle.Par son souci de fonder en raison la science comme telle, Descartes n’avait pas seulement déclenché une rationalisation de l’esthétique. Sa recherche d’un tel fondement renvoyait au cogito , c’est-à-dire à l’affirmation de la certitude du sujet comme garantie de toute objectivité, et à l’idée que le jugement suppose l’«assentiment de la volonté». Que l’art, comme spécimen de l’Être, dépende du sujet en tant que celui-ci est certain de ce qu’il affirme, c’est-à-dire que la description de la conscience esthétique importe davantage, désormais, que celle des œuvres elles-mêmes; que l’esthétique relève dorénavant de la psychologie et non plus de l’ontologie – telle est la conséquence capitale, qui va peser de façon décisive sur tous les développements ultérieurs. L’esprit de finesse s’oppose, selon Pascal, à l’esprit de géométrie; de façon comparable, Roger de Piles (1635-1709) se montre soucieux du vrai singulier contre le vrai idéal d’un Le Brun (1619-1690). C’est à une définition sensible du style qu’aboutit le père André (Essai sur le Beau , 1741): «J’appelle style une certaine suite d’expressions et de tours tellement soutenue dans le cours d’un même ouvrage, que toutes ses parties ne semblent être que les traits d’un même pinceau ou, si nous considérons le discours comme une espèce de musique naturelle, un certain arrangement de paroles qui forment ensemble des accords, d’où il résulte à l’oreille une harmonie agréable.» Et c’est au primat du sentiment sur la raison qu’il faut conclure selon Dubos: «L’attrait principal de la poésie et de la peinture vient des imitations qu’elles savent faire des objets capables de nous intéresser»; s’il en est ainsi, «les poèmes et les tableaux ne sont de bons ouvrages qu’à proportion qu’ils nous émeuvent et nous attachent»; en sorte que le meilleur jugement est celui des non-spécialistes: «Les gens de métier jugent mal en général, quoique leurs raisonnements examinés en particulier se trouvent souvent assez justes, mais ils en font un usage pour lequel les raisonnements ne sont point faits. Vouloir juger d’un poème ou d’un tableau en général par voie de discussion, c’est vouloir mesurer un cercle avec une règle.» Diderot, prônant le naturel du jeu théâtral, invoque le critère classique du vraisemblable pour faire mieux éprouver au spectateur un sentiment, même factice; en sorte que l’émotion et le pathétique, la sensibilité et l’observation de soi deviennent finalement les antithèses «fortes» du raisonnement et de l’équilibre de l’œuvre classique. Mais c’est d’Angleterre, avec le primat humien de l’imagination sur la raison, et d’Allemagne, avec la théorie du Gefühl que développent Sulzer (Origine des sentiments agréables ou désagréables , 1751) et Winckelmann (Histoire de l’art dans l’Antiquité , 1764), que vient le recul de la raison: désormais, l’expérience individuelle compte plus, dans le jugement de goût, que l’universalité rationnelle; ainsi l’on se prépare à admettre l’esthétique romantique de l’intériorité, des états d’âme et des chocs qualitatifs que l’art fait subir au sujet.À l’insurrection cartésienne de la subjectivité et à tous les développements non cartésiens qu’elle entraîne au XVIIIe siècle, deux éléments viennent s’adjoindre cependant, qui infléchissent d’une manière décisive la démarche esthétique proprement dite.En premier lieu, Shaftesbury (1671-1713), suivi par Hutcheson (1694-1746) et Henry Home (1696-1782), thématise l’intuition et le génie en une doctrine de la saisie esthétique immédiate de ce qu’il y a de sublime dans le Tout; il y a, particulièrement chez Shaftesbury, une résurgence platonicienne et même plotinienne qui oblige à méditer à nouveau sur l’équation du Beau et du Bien, et à situer explicitement l’esthétique par rapport à l’éthique et au sensible.En second lieu, la philosophie – anticartésienne – de Leibniz (1646-1716) assigne à l’esthétique une place centrale dans le système du monde: car l’univers reflète l’harmonie intérieure de la monade, et cela rend l’artiste «capable de connaître le système du monde, et d’en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques, chaque esprit étant comme une petite divinité dans son département».En réponse à Leibniz, Baumgarten élabore, dans un ouvrage précisément intitulé Aesthetica (1750), la notion d’une faculté esthétique propre au sujet humain comme tel. Cette faculté, dénommée cognitio sensitiva perfecta , est définie comme intermédiaire entre la sensation (obscure, confuse) et l’intellect (clair, distinct). Ainsi, par rapport au plotinisme d’un Shaftesbury, par exemple, le Beau n’est plus situé au-delà de l’intelligible comme puissance d’unification de celui-ci et, par là, révélation intuitive du Tout ou de l’Un; mais il se trouve en deçà de l’intelligible comme principe d’unification «imitant» celui de l’intelligible. Que la loi intérieure de l’intuition esthétique soit un analogon rationis , elle n’en est pas moins indépendante pour autant de la raison conceptuelle: elle la déborde et ne lui est nullement soumise (il n’y a pas, dira Baumgarten, «tyrannie» de celle-ci sur celle-là, mais bien plutôt harmonie entre elles deux), et cela justement parce qu’elle n’est pas moins logique. Qu’il existe donc une Raison esthétique, au même titre qu’une Raison gnoséologique, et même que la Raison dans son ensemble comporte non seulement celle-ci mais encore celle-là, voilà qui doit entraîner, d’une part, la fondation de l’esthétique comme discipline autonome et, de l’autre, la constitution d’une nouvelle philosophie, proprement anthropologique, qui témoigne de ce que la Raison s’humanise, se limite par la sensibilité. Toutefois, la sensibilité n’est ainsi libérée qu’en tant qu’elle est légitimée: elle demeure en quelque sorte conditionnée par l’idéal d’une connaissance pure. Elle ne signifie pas l’insurrection du désir ou de la passion, mais désigne l’aspiration à une vie véritable de la Raison.5. L’esthétique de KantIl est possible, à partir de Baumgarten, de saisir le sens de l’entreprise kantienne. Celle-ci, dans la Critique du jugement (1790), commence par démentir, à la façon de Dubos, qu’il soit possible de fixer «une règle d’après laquelle quelqu’un pourrait être obligé de reconnaître la beauté d’une chose». Le jugement esthétique est donc subjectif; c’est un jugement réfléchissant, susceptible de varier d’un sujet à l’autre, et qui s’oppose par là au jugement logique, déterminant, lequel, reposant sur des concepts, est invariable. Le plaisir, éminemment changeant, est-il dès lors le seul critère du Beau? Oui, à la condition que l’on s’avise que ce qui plaît n’est pas une matière sensible, mais la forme que revêt cette matière. Le plaisir est donc désintéressé, il ne concerne pas le contenu, qui ne suscite en nous que de l’agrément. Et, s’il y a plaisir, c’est que s’accordent en moi l’imagination et l’entendement, sans que l’entendement régisse, comme dans le jugement de connaissance, l’imagination.Pourquoi le jugement de goût, qui est exclusivement subjectif, peut-il donc prétendre à l’universalité? Parce que «chez tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes»; sans cela, «les hommes ne pourraient pas se communiquer leurs représentations et leurs connaissances». D’où l’affirmation: «Est beau ce qui plaît universellement sans concept.»Le «je» ne peut donc énoncer la règle générale à laquelle l’objet beau serait susceptible de servir d’exemple; la beauté implique par là même une «légalité sans loi». Et la finalité à laquelle renvoie le Beau est immanente à la forme elle-même: elle ne suppose aucune fin qui pourrait être située hors de l’objet; c’est donc une «finalité sans fin».Dès lors, «ce ne sont ni des règles ni des prescriptions, mais seulement ce qui ne peut être saisi à l’aide de règles ou de concepts, c’est-à-dire le substrat suprasensible de toutes nos facultés, qui sert de norme subjective». Ce substrat, c’est l’Idée esthétique que nous révèle le libre jeu de l’imagination, et qui ne saurait devenir connaissance, parce qu’elle est intuition à laquelle ne correspond aucun concept. On voit ici dans quelle mesure la Critique du jugement est appelée à équilibrer, chez Kant, la Critique de la raison pure : car une idée théorique de la raison, de son côté, ne peut devenir connaissance parce qu’elle est concept auquel ne correspond aucune intuition.Il n’y a, en tout cela, qu’une esthétique du spectateur, qui ne renvoie qu’au Beau naturel. Comment peut-il se faire que l’homme parvienne à créer des objets qui se prêtent à notre jugement de goût?La faculté de représenter des Idées esthétiques est le génie. Mais le génie est lui-même un présent de la Nature: c’est donc la Nature qui se révèle dans et par l’art; et elle ne se révèle jamais mieux que dans l’art, dans l’unicité des œuvres du génie. Ainsi, l’art «doit avoir l’apparence de la nature, bien que l’on ait conscience que c’est de l’art»; et, si l’intérêt porté à l’art ne prouve pas nécessairement que l’on soit attaché au bien moral, l’intérêt porté au Beau naturel, en revanche, «est toujours le signe distinctif d’une âme bonne». Le Beau est finalement le symbole de la moralité, mais il ne l’est qu’en tant que celle-ci renvoie à la Nature.Et cela permet de comprendre l’importance du rôle assigné par Kant au sublime: état strictement subjectif, «il nous oblige à penser subjectivement la nature même en sa totalité, comme la présentation d’une chose suprasensible, sans que nous puissions réaliser objectivement cette présentation».6. Esthétiques du XIXe siècleDe Schelling à HegelLa Critique du jugement ouvre l’époque moderne de l’esthétique. C’est d’abord à la faveur de ce qu’enseigne Kant que Goethe peut voir dans le Beau l’Urphänomenon (le phénomène premier) et que Schiller décèle en l’art une puissance infinie, susceptible d’embrasser, dans l’«illimité» du jeu, toutes les tentatives humaines – cela grâce à la limitation réciproque de l’instinct sensible et de l’instinct formel, de la vie et de la forme (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme , 1795). De même, Schlegel considère l’ironie – affirmation d’une force capable de surmonter la distinction entre sérieux et non-sérieux, entre fini et infini, et de faire accéder à une «poésie transcendantale» – comme «l’impératif catégorique du génie».Mais, surtout, l’esthétique de Schelling (Système de l’idéalisme transcendantal , Bruno , Philosophie de l’art , Rapports entre les arts figuratifs et les arts de la nature , 1800-1807) libère tout ce que la Critique du jugement contenait de métaphysique implicite. Pour Schelling, l’art révèle l’Absolu: en lui se synthétisent et doivent se dépasser le théorique et le pratique, car il est l’activité suprême du moi, inconsciente comme la Nature et consciente comme l’Esprit. D’une part, donc, l’art nous ancre dans la Nature et réconcilie celle-ci avec l’Esprit; d’autre part, l’art est supérieur à la philosophie, parce qu’il représente l’Absolu dans l’Idée, tandis que la philosophie ne l’offre que dans son reflet; et, de même, le rapport de la science et du génie est accidentel, tandis que le rapport de l’art et du génie est constitutif et nécessaire. En réalité, «il n’y a qu’une seule œuvre d’art absolue qui peut exister en différents exemplaires, mais qui est unique, quand même elle ne devrait pas encore exister dans sa forme originale». D’où l’idée d’un devenir de la philosophie: cette dernière s’est détachée de la poésie, mais elle est destinée à lui revenir un jour, sous la forme d’une nouvelle mythologie.Hegel pense également qu’il existe un devenir, historique et logique à la fois, de l’Absolu; mais l’art doit s’insérer dans ce devenir. Il faut donc qu’il émerge de la Nature, et qu’il représente, par rapport à celle-ci, quelque chose d’idéal: il est «révélation de l’Absolu sous sa forme intuitive, pure apparition»; mais il est une forme moins élevée de l’Esprit, si on le compare à la religion et à la philosophie, car c’est seulement en celle-ci que l’Absolu retourne en lui-même. On voit comment l’idée d’un développement historique de l’art constitue un retournement de la position de Schelling: car Hegel doit nécessairement conclure à la mort de l’art, pour que la religion et la philosophie soient. C’est pourquoi «l’art, dans sa plus haute destination, est et reste pour nous un passé». D’où l’affirmation que «seul un certain cercle et un certain degré de vérité est capable d’être exposé dans l’élément de l’œuvre d’art: c’est-à-dire une vérité qui puisse être transportée dans le sensible, et y apparaître adéquate, comme les dieux helléniques»... La beauté est donc l’apparition sensible de l’Idée: en tant que telle, elle requiert l’œuvre d’art – et Hegel rejette le Beau naturel.Les deuxième et troisième parties de l’esthétique de Hegel seront consacrées à la division et au système des différents arts. Dans un premier moment, celui du symbolisme, de la mythologie, de l’art oriental – et, sur le plan de la classification systématique des arts, de l’architecture –, le rapport entre l’Idée et la forme sensible est recherché mais non encore atteint. Dans le deuxième moment, celui du classicisme, de l’art grec et de la sculpture, l’œuvre devient l’acte de l’Idéal, elle atteint de façon déterminée à l’unité de l’Idée et de la forme. Dans le troisième moment, celui du romantisme, de l’art moderne – dans le système de la peinture, de la musique et de la poésie–, l’infini de l’Idée ne peut s’actualiser que «dans l’infini de l’intuition, dans cette mobilité qui [...], à chaque instant, attaque et dissout toute forme concrète». Il s’ensuit un déséquilibre et un déclin: le contenu – la subjectivité de l’Idée – excède la forme et réclame par conséquent des formes plus hautes, irréductibles à des Objets sensibles et finis, pour s’exprimer; l’Idée devient consciente d’elle-même, et c’est la mort de l’art.Ainsi, au profit d’une perspective essentiellement historique, la Nature, qu’exaltaient Kant et Schelling, se trouve chez Hegel disqualifiée; et son esthétique est, en définitive, plus une philosophie de l’art qu’une théorie du Beau.Schopenhauer et NietzscheIl revient à Schopenhauer de reprendre l’héritage kantien, en le détournant, si l’on peut dire, vers un platonisme et même un plotinisme contemplatif selon lequel, à l’exact opposé de tout ce qu’enseigne Hegel, «l’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde», ce qui fait de l’art «l’épanouissement suprême de tout ce qui existe» (Le Monde comme volonté et représentation , 1re édition, 1819; 2e édition, 1844).En effet, l’art est, pour Schopenhauer, connaissance directe des Idées; et cela, par-delà le principe de raison suffisante, c’est-à-dire le temps, l’espace, la causalité. Les Idées, pour leur part, renvoient à un au-delà, à un terme ultime, dont elles sont des objectivations directes: la volonté. L’homme est un être fondamentalement fini: il ne connaît qu’indirectement les Idées. Seul, le génie peut surmonter la finitude de la subjectivité humaine, pour parvenir – et faire accéder – à la seule connaissance objective envisageable, celle qui se confond avec la structure dernière du monde: la musique. «Le monde est musique incarnée tout autant que volonté incarnée.» Cependant, s’il lui est donné de s’élever à cette connaissance, et s’il est appelé à la retranscrire dans l’œuvre, le génie ne peut faire en sorte que l’homme fini, c’est-à-dire soumis au principe de raison, ne surmonte ce principe autrement que par éclairs.Dans l’idée que la musique est le plus haut des arts, parce qu’elle est une voie vers la Volonté, alors que les autres arts sont irrémédiablement liés à la phénoménalité et au sensible, on devine un principe hiérarchique voisin du parallélisme entre degrés de valeur et degrés d’être qui inspirait le platonisme et la pensée médiévale. La classification schopenhauerienne des arts répartit ces derniers en fonction des Idées qu’ils incarnent: elle correspond en ce sens à une vision perspectiviste de l’activité esthétique, dont Nietzsche se réclame, avant de l’approfondir pour mieux renverser le platonisme.Car Nietzsche est d’abord, dans l’Origine de la tragédie , schopenhauerien: il donne à l’édition de 1886 de son premier ouvrage le sous-titre Hellénisme et pessimisme . C’est par la musique qu’est révélé le dionysiaque, le bouillonnement sombre de l’en deçà des formes; l’apollinien ne livre, en regard, que le monde des formes. Mais, peu à peu, Nietzsche est conduit à s’opposer à Schopenhauer et, par là, au platonisme lui-même: il voit dans le sensible la réalité fondamentale, parce que le suprasensible n’a d’existence que s’il se manifeste, s’il apparaît, s’il se rend sensible. Ce que Platon considérait comme l’Être, à savoir l’au-delà du sensible, ne serait donc qu’une apparence un peu plus solide que les autres, du moins au regard de Platon lui-même; ce serait, en somme, un apparaître réifié; or, une telle réification est précisément exigée par la vie, elle n’est qu’une perspective de l’existence. Que le Vrai ne soit pas «plus vrai» que l’apparence, cela signifie donc que la Vérité n’est qu’une valeur, que son affirmation comme source des valeurs n’est qu’un certain type d’évaluation. Que devient alors la musique? Si elle renvoie véritablement au dionysiaque, avant de se laisser capter dans un monde «perspectif» de formes, c’est qu’elle réfère non pas à la consolidation d’une perspective parmi les autres, mais à la vie, à la possibilité de toutes les perspectives. D’où l’affirmation fondamentale de Nietzsche: l’art a plus de valeur que la vérité.Platon ne concevait le sensible que comme une copie du non-sensible, lequel était son modèle. Ramener l’art à n’être plus que la symbolique du suprasensible, c’était bel et bien dévaloriser l’art; et la philosophie occidentale dans son ensemble se borne à faire l’apologie d’un certain type – platonicien – d’évaluation. Il faut inverser cette dévalorisation, et montrer que le suprasensible n’est qu’une illusion que se donne la vie. C’est, justement, conférer pour la première fois au suprasensible la dignité d’exister. Loin, en ce sens, de rechercher la simple résorption du suprasensible, Nietzsche est soucieux de le penser radicalement, de le promouvoir: en voyant en lui ce qui apparaît, il décèle «derrière» lui un vouloir mystérieux; non pas une volonté schopenhauerienne, mais – très exactement – une volonté de puissance.L’esthétique, telle que Nietzsche la conçoit et la pratique, par exemple à l’égard de Wagner, ne se contente donc pas d’identifier les valeurs: elle les désamorce, elle leur interdit de s’imposer comme des stéréotypes. Entreprise résolument critique, elle se propose de s’interroger finalement sur la valeur des valeurs: non pas seulement de reconnaître des valeurs, mais de diagnostiquer les principes d’évaluation qui font que ces valeurs existent et de susciter elle-même la transmutation des valeurs. Elle est donc essentiellement une généalogie: elle ne se contente pas d’être une histoire, elle révèle la noblesse des styles, leur appartenance à un destin. C’est ainsi que l’on s’écarte de l’histoire de l’art à la Hegel: car le noble (qui possède une généalogie, des titres de noblesse) affirme sa différence, son altérité, au-delà de toute contradiction. On ne saurait donc parler de progrès en art – au sens d’un devenir de l’Esprit; chaque artiste opère sa propre évaluation, et, au-delà des différentes évaluations, il n’y a rien.Que signifie, précisément, cette expression, il n’y a rien? Que nous sommes dans le nihilisme, que nous voulons le nihilisme. Peut-on vouloir autre chose? Oui; mais il faut alors affronter l’évaluation suprême, la transmutation de toutes les valeurs. Cela est possible dans l’instant de l’éternel retour. «Dire que tout revient (écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance ), c’est rapprocher au maximum le monde du devenir et celui de l’être: cime de la contemplation.» Ce que le créateur crée dans l’instant, le contemplateur le lit comme instant éternel, c’est-à-dire instant de l’éternel retour du même; et le même, c’est précisément la différence en sa plus haute affirmation. L’éternité de l’art serait donc une éternité différenciée; car le retour de cet instant-ci est le retour d’un instant où s’affirme une différence, une qualité absolument unique qui, se voulant telle, échappe à jamais à toute universalisation. Nietzsche récuse tout aussi radicalement l’esthétique de Kant: il voit dans l’affirmation kantienne du désintéressement le comble de la faiblesse, le suprême nihilisme.KierkegaardDe la pensée de Kierkegaard, on peut dire qu’elle s’oppose à celle de Hegel avec autant d’âpreté que celle de Nietzsche s’oppose à celle de Kant. Dans l’esthétisme tel que le dépeint l’auteur d’Ou bien... ou bien (1843), l’histoire devient mythe: la subjectivité ne rejoint pas la totalité, mais s’émiette en instants discontinus; il y a là un style de vie, comparable aux perspectives nietzschéennes, qui est présenté d’autre part sous le nom d’ironie (Le Concept d’ironie , 1841). On pourrait croire que Kierkegaard, qui définit l’ironie comme une étape négative et minimise apparemment le stade esthétique par rapport aux stades éthiques et religieux, est prêt alors à reprendre la critique hégélienne de l’ironie, de l’individu abstrait. Mais, au contraire, il insiste sur la profondeur de ce moment: car jamais l’existence ne s’abandonne vraiment à la simple succession des sensations. Le stade esthétique doit être pensé en termes de nostalgie: dans la musique – et Kierkegaard se livre à une analyse éblouissante du Don Juan de Mozart –, il convient de reconnaître l’art d’exprimer l’instant et la sensualité; mais cet art a été imposé par le christianisme contre l’art plastique, essentiellement hellène. Les Grecs déterminaient la sensualité dans son accord avec l’esprit, le christianisme la réprime et, par-là, lui confère un sens étrange, de séduction et d’angoisse. La musique apparaît donc comme ironique en tant que, à l’instant où elle est imposée par la religion, elle est antireligieuse: l’art est érotisme profond, «démoniaque»; il relève du Séducteur; il est Nature, réfutation de l’Esprit. À l’égard de l’esthétisme, Kierkegaard a lui-même une attitude ironique; il le rejette et le condamne, mais avoue aussi: «L’esthétique est primitivement mon élément.» Cette ambivalence est celle même de toute la pensée «existentielle» à propos de l’art: songeons, par exemple, aux analyses que Sartre consacre à Jean Genêt (Saint Genêt, comédien et martyr , 1952). Que l’artiste soit en réalité un esthète, cela signifie que l’art est un piège, un dispositif d’hypnose à l’égard du spectateur; l’artiste fait éprouver au public des émotions qu’au fond il ne ressent pas – c’est le thème de la communication possible, de l’art comme volonté mutuelle de mystification, de la part du créateur comme de celle du spectateur. Révélation de la non-vérité plutôt que de la vérité, l’art moderne est un art sacré à l’envers: par l’entremise de Kierkegaard, le nihilisme est plus qu’accepté, il est revendiqué. Kierkegaard contribue ainsi à la consommation post-nietzschéenne du retournement du platonisme; il participe à l’insurrection de la subjectivité esthétique, synonyme de l’autosuppression de cette subjectivité même. Sa responsabilité, dans l’élaboration des problématiques esthétiques du XXe siècle, apparaît immense.7. Esthétiques du XXe siècleSans doute est-il malaisé de dresser un bilan de l’esthétique du XXe siècle. De l’extrême subjectivisme à l’extrême objectivisme, cependant, les doctrines tendent à se rejoindre; si bien que l’on voit se profiler, à partir de cette conjonction, la possibilité d’un dépassement. C’est sur ce dernier point que nous insisterons.Les esthétiques de l’objetUn premier groupe de théories envisage l’esthétique d’un point de vue résolument gnoséologique. Discipline positive, l’esthétique renverrait aux différentes sciences humaines, dont elle serait appelée à utiliser tour à tour les diverses méthodes, sans avoir cependant à se plier entièrement à aucune. Elle se voudrait à ce titre, plutôt qu’une science humaine parmi les autres, un modèle possible pour les sciences humaines; et l’objet de son enquête serait le monde des structures, ou plus précisément de la genèse des structures – pour autant que l’on estime devoir maintenir une distinction entre ces deux termes.C’est, dans l’ensemble, à Auguste Comte que l’on doit faire remonter cette tendance. Le Cours de philosophie positive n’enseignait-il pas, dès 1842, que «le caractère profondément synthétique qui distingue surtout la contemplation esthétique, toujours relative aux émotions de l’homme, dans les cas mêmes qui semblent le plus s’en éloigner, ne saurait la rendre pleinement compatible avec le genre d’esprit scientifique le mieux disposé à l’unité, comme étant le plus empreint d’humanité»? De Taine et de Guyau à Lalo (L’Esthétique expérimentale contemporaine , 1908), de l’Ästhetik de Lipps (1906) et de la Kunstwissenschaft de Dessoir (1906) à l’Idea de Panofsky (1924) et à l’Art et technique de Francastel (1956), le thème se précise, d’une compatibilité essentielle entre l’art et l’état de civilisation dans lequel il s’inscrit; l’appréciation esthétique mettrait en jeu une pensée, non moins rigoureuse que les diverses épistémologies d’une même époque, et qu’il faudrait élucider à l’aide de critères précis qui lui correspondent.Dans l’hypothèse la plus radicale, l’œuvre serait à analyser le plus techniquement possible, comme la résolution d’un certain problème; ce qui suppose qu’il existe une certaine distance entre la formulation du problème et sa résolution, entre la décision d’œuvrer et le résultat. La tâche de l’esthétique serait alors de combler cette distance, d’opérer la liaison entre les termes et la solution; cela, si possible, à l’aide d’un langage discursif, c’est-à-dire véhiculant le sens, et capable de transférer, de proposition en proposition, l’intégralité de ce qui est donné au départ. On suivrait alors le processus d’effectuation de l’œuvre, celle-ci tirant éventuellement tout son sens du langage que tient à son propos l’esthéticien. Dans certaines formes d’art, en effet, le créateur est son propre esthéticien: il est seul à pouvoir commenter son œuvre, parce que celle-ci est entièrement formalisée (cas des musiques algorithmiques selon P. Barbaud, 1968).Voisine, mutatis mutandis , d’une telle normativité, l’esthétique de tendance marxiste, préoccupée de vérifier que l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre (Marx), est conduite, chez un Lukács (Prolégomènes à une esthétique marxiste , 1957), à prôner la forme comme requisit de la perfection d’une œuvre, d’abord saisie comme exprimant la situation socio-historique d’une classe ou d’une collectivité. Le risque est évidemment de considérer l’art comme un «exposant» plutôt que comme un «ferment» de la société (Adorno); c’est le prix que doit payer toute esthétique qui se fie à la dichotomie de la forme et du contenu.Dans la mesure, en effet, où elles exaltent une conception instrumentale et objectiviste de la raison, les esthétiques formalistes au sens large, même soucieuses de maintenir l’idée de l’autonomie de l’art, tendent à la codification de la raison constituée. Tenir, en effet, que «raisonner, c’est jouer avec des formes», cela revient à universaliser l’activité esthétique: on se refuse à «assigner des limites précises et restrictives [...] à ces activités ordinairement classées comme constituant les beaux-arts» (É. Souriau, Les Limites de l’esthétique , 1956); tout est raison, et tout est forme – et l’on finit par s’ôter la possibilité de différencier l’art du non-art; d’où une normativité inavouée. L’état de choses que décrivent les esthétiques formalistes rejoint en effet l’utopie sociologique d’une vie en tant qu’art; et l’on touche au présupposé jamais explicité de toute gnoséologie de l’art: décrire l’art comme disponible, comme ce qui se tient à la merci de l’esthéticien, comme ce dont l’homme est maître et possesseur; analyser l’art comme instrument d’une volonté de puissance.Les esthétiques du sujetFace à ces thèses, des esthétiques que l’on peut appeler philosophiques se montrent soucieuses de maintenir la part de la subjectivité. Ce sont principalement des esthétiques du spectateur. La pensée kantienne avait légué au XIXe siècle une exigence de réconciliation avec la nature: cette exigence, d’origine elle-même rousseauiste, se déploie dans tout le mouvement romantique, en particulier chez Schelling et Schopenhauer. Elle donnera lieu par la suite à des versions vitalistes ou organicistes, en pleine vigueur à l’orée du XXe siècle. À l’époque contemporaine, c’est d’abord par Bergson que sont exaltés l’instinct, l’intensité, l’intuition, tous éléments qui contribuent à faire envisager l’art comme enraciné dans la dimension fondamentalement qualitative du réel. Il faut rechercher la «mouvante originalité des choses», l’élan vital, la durée vécue: dès lors, l’hypnose qu’entraîne l’art ne peut que reconduire à notre moi profond. Bergson ne développe pas d’esthétique, parce que le déferlement de l’art moderne lui paraît recouvrir une compensation intellectuelle de l’instinct, et se résumer finalement en un «simple jeu» (Les Deux Sources de la morale et de la religion , 1932): l’art constitué ne serait qu’une excroissance artificielle de la religion.Les esthétiques de style phénoménologique héritent, dans une certaine mesure, de cette défiance à l’égard de l’œuvre. Elle est, certes, un objet; mais qu’elle soit, précisément, objet esthétique, cela interdit de négliger le point de vue du spectateur. On décrit donc cet objet esthétique comme un quasi-sujet (M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique , 1953). Ce qui importe au jugement de goût, n’est-ce pas en premier lieu la plénitude et la richesse de la perception? Il y aurait lieu, dès lors, de reconsidérer la notion de nature: non seulement l’artiste dit la nature, mais la nature se dit en lui; ainsi se joignent l’extrême subjectivité et l’extrême objectivité: à travers l’œuvre plutôt que par elle. Il convient alors d’assigner un statut philosophique à l’esthétique: seule, la philosophie comprise dans un sens profondément critique peut permettre de replacer la science, «pensée de survol, pensée de l’objet en général», «dans un il y a préalable, dans le site, sur le sol du monde sensible et du monde œuvré, tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, non pas ce corps possible dont il est loisible de soutenir qu’il est une machine à information, mais ce corps actuel que j’appelle mien, la sentinelle qui se tient silencieusement sous mes paroles et sous mes actes» (Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit , 1961).Jeux de langage et formes de vieIl reste que l’art récent ne se laisse plus caractériser comme une entité unique. Et pour peu que l’art soit «les» arts, il n’existe plus rien de tel que «l’» expérience esthétique ou «l’» attitude esthétique. La conséquence d’une telle pluralisation a été tirée par Wittgenstein: l’esthétique n’est pas une science «qui nous dit ce qui est beau», pas plus qu’elle ne nous suggère ce qui est agréable. «Je suppose, ajoute-t-il ironiquement, qu’elle devrait également inclure quelle est la sorte de café qui a un goût plaisant» (Leçons et conversations , trad. J. Fauve, Gallimard, 1971). Une fois admis que l’on ne puisse parler des œuvres ou des réalités esthétiques en termes de préférences individuelles ou de beauté, on n’appuiera donc pas la prétendue objectivité à laquelle on se flatte de parvenir sur autre chose qu’une certaine communauté de vie ou de culture. À cet égard, l’histoire du structuralisme est édifiante: ce n’est pas en décrivant des «structures» que l’on a fait avancer d’un pas le problème du fondement du jugement esthétique en général. Mikel Dufrenne l’a souligné de façon limpide: «On me permettra de suggérer que le débat: science ou pas science, s’il a eu un sens au temps du positivisme, n’en a plus guère aujourd’hui lorsque se confrontent psychologie et phénoménologie; quand Francès étudie la perception de la musique, ou le jugement de goût chez les enfants, à travers les chiffres qu’il manipule, c’est une phénoménologie de l’expérience esthétique qu’il entreprend» («Les Métamorphoses de l’esthétique», in Esthétique et philosophie , t. II). Comme le même auteur l’avait relevé jadis, l’analyse structurale se justifie pourvu que la structure «soit comprise comme l’effet d’une déstructuration et d’une restructuration sans cesse renouvelées» («L’art nous rappelle l’enracinement de l’homme dans la nature», in Le Monde , 28 sept. 1968). Pour l’esthétique ou les esthétiques d’aujourd’hui, cela signifie: vous ne décrirez en quoi consiste l’appréciation qu’en vous mettant en devoir de décrire tout son environnement, «la culture de toute une période» (Wittgenstein, op. cit. ; p. 28). Mais est-ce possible? Peut-être Wittgenstein lui-même avait-il raison d’en douter...Qu’en serait-il alors de l’affirmation selon laquelle telle œuvre est plus réussie, plus objectivement esthétique que telle autre? Elle n’est nullement vaine ou gratuite, bien au contraire. Mais, si l’on a toutes les raisons de tenir Mallarmé pour «supérieur» à Valéry, ce sont des raisons et non pas des causes ; et ces raisons ne sont opératoires qu’au niveau d’un certain jeu de langage, lui-même témoin et fonction d’une certaine forme de vie. À l’esthétique de tirer au clair le passage de telle forme de vie à telle autre. Wittgenstein s’en est clairement expliqué quand il a dit à Rush Rhees «que le Wiegenlied de Schubert était manifestement plus profond que le Wiegenlied de Brahms mais qu’il ne pouvait être plus profond que dans notre langage musical pris en totalité. Il (Wittgenstein) aurait inclus dans le langage musical non seulement les œuvres de compositeurs reconnus, mais également des Volkslieder et la manière dont les gens chantent et jouent. Ces deux derniers éléments sont à tout prendre plus fondamentaux puisqu’ils fournissent l’idiome dans lequel sont écrites les compositions produites dans des formes, créant la possibilité pour les thèmes de ces compositions d’avoir la signification qu’ils ont. Non pas qu’aucun de ces thèmes ait besoin d’être emprunté aux chants que chantent les gens. Mais ils sont des thèmes qui font partie de ce langage et ont une signification dans ce langage» (R. Rhees, «Art and Philosophy», in Without Answers ; cité par Jacques Bouveresse, in Wittgenstein: la rime et la raison , éd. de Minuit, 1973, p. 163).Une nuance, toutefois, qui vaut restriction, met en garde contre une interprétation exclusivement sociologique de cette esthétique: l’autonomie des «jeux de langage» se trouve tempérée au moins à deux reprises dans l’œuvre de maturité que sont les Investigations philosophiques . Au paragraphe 142, Wittgenstein envisage pour «les choses» la possibilité de se comporter «tout autrement qu’elles ne se comportent effectivement», et, au paragraphe 492, l’invention des jeux de langage est considérée à la fois sous l’angle de la liberté, de l’invention pure des règles de jeu, et sous celui de l’hétéronomie, de l’élaboration d’une préparation dans un but particulier, sur la base de lois naturelles (ou en accord avec elles). Appliquons ces observations à l’esthétique: il est clair que celle-ci ne peut se contenter de sa description exclusivement sociologique en ce qu’une telle description prend pour argent comptant la désinsertion des jeux et des styles qu’elle se propose de disqualifier et fait, par conséquent, l’économie d’une genèse effective de ces styles et de ces jeux. Que l’on dégage le lien de dépendance des activités de production et d’appréciation à l’égard des structures et des conflits propres à la société considérée, cela ne saurait dispenser de s’interroger sur la réciprocité, sur le caractère réversible du lien de l’art et de la société. Le sociologue et esthéticien suisse Alfred Willener l’a énoncé de façon fort nette à propos de la musique, et des thèses de Bourdieu: «Au même titre que d’autres arts, la musique met en jeu des significations sociales, elles-mêmes déterminées par la structure et le fonctionnement de la société. En se préoccupant de ces modes de réalité, on ferait partiellement de la sociologie de la musique, la force de cette analyse résidant dans le lien établi entre perception culturelle de la musique et société, mais on touche relativement peu à la spécificité de la musique» («Musique et sociologie», in Cultures , vol. I, no 1, U.N.E.S.C.O., 1973). Faut-il, dès lors, osciller indéfiniment entre une esthétique de la musique, hors société, hors sociologie (et, ajouterons-nous en songeant à divers scientismes, hors temps), qui oublie l’enracinement des jeux de langage dans les formes de vie, et une sociologie du déracinement des formes de culture? La vérité n’est peut-être pas dans l’une de ces deux options, mais dans le rebondissement de la définition de l’esthétique elle-même.Esthétique et herméneutiqueCar la théorie des jeux de langage chez Wittgenstein, si elle débouche bien sur une éthique qui est aussi une esthétique des «formes de vie», aboutit à la remise en question des catégories héritées, et rend inéluctable le dépassement du dualisme du sujet et de l’objet qui a constitué jusqu’alors le champ même de l’esthétique.Gadamer, qui développe dans son maître ouvrage Wahrheit und Methode (1960) une théorie de l’interprétation assez proche, au départ, de la conception wittgensteinienne des jeux de langage, prend directement appui sur l’histoire récente de l’esthétique pour dénoncer, dans cette discipline, ce qui éloigne de l’art vivant, de l’art en train de se faire. Le règne du Beau, comme monde de l’apparence, signé du monde réel, voilà ce que les romantiques ont compris de la doctrine kantienne du génie: la «conscience esthétique» ne s’intéresse qu’à des «objets» séparés du monde réel, et se refuse à se reconnaître située et datée; elle fait du musée, «collection de collections», le lieu (mythique) de son universalité. Et comment en arrive-t-on à cette inflation des simulacres? Pour Gadamer, tout repose sur le préjugé typiquement moderne, au nom duquel seules les sciences et l’univers de la «méthode» ont vocation à la Vérité. Comme si l’expérience de l’art ne «modifiait» pas «réellement» celui qui «l’éprouve»! L’art, au rebours de toutes les incantations en faveur de l’apparence et du simulacre, doit être restitué à son contexte réel. C’est cette restitution qu’amorçait Wittgenstein, et c’est sur la voie de cette restitution que s’avançait, à la suite du Heidegger de L’Origine de l’œuvre d’art , le dernier Merleau-Ponty, soucieux d’un ancrage de l’œuvre dans la «chair du monde» et son il y a . Conformément à ces leçons de Merleau-Ponty et surtout de Heidegger, il faut en revenir à l’art comme «contenant» infiniment plus que tout ce que le sujet est capable d’y déposer. Ce qui fait l’être de l’œuvre, son exécution ou sa représentation, est un événement «cosmique» auquel artiste, interprète et public participent – et qui les déborde. Du coup, et par un tel débordement, le réel lui-même se voit transfiguré; il est le siège d’un «accroissement d’être», qui est une expérience historique nouvelle, irréductible à ce qui était. L’œuvre est vérité parce qu’elle articule la temporalité même du temps. Le «sujet» se trouve enveloppé, entraîné dans ce mouvement de jaillissement: celui qui «joue» l’œuvre, dit Gadamer, est en réalité toujours déjà «joué» par elle – elle se joue de lui. Jeu qui n’est pas seulement jeu de langage: c’est le jeu héraclitéen du Temps originaire, à saisir comme l’histoire même de l’Être, au travers de l’étant que je suis et de l’étant qu’est l’œuvre ou l’objet. Car c’est dans et par cette histoire que nous sommes confrontés, l’un à l’autre, c’est cette histoire qui nous constitue – le monde et nous.L’herméneutique a signifié une bifurcation de l’esthétique: on peut dire qu’aujourd’hui les pratiques artistiques les plus utopiques sont, pour la première fois, épaulées dans et par la théorie. Nul doute que les conséquences, pour le déploiement même de l’art, n’en soient décisives.
Encyclopédie Universelle. 2012.